Trop politisé, délais parfois trop importants, décisions légalement contestables, parité pas respectée…. Le service de ruling fait l’objet de nombreuses critiques des experts fiscaux. Le gouvernement entend réformer cet organe.
Le Service des décisions anticipées (SDA) est en péril. Créé pour offrir une sécurité juridique aux investisseurs et aux entreprises dans un paysage fiscal belge particulièrement complexe, cet organe logé au sein du SPF Finances est aujourd’hui l’ombre de lui-même. Il est devenu le théâtre de tensions internes et de clivages idéologiques qui entravent son bon fonctionnement.
Face à cette situation, l’Arizona a donc fort logiquement inscrit dans sa déclaration gouvernementale : « La sécurité juridique est essentielle pour les investisseurs et les entreprises. Nous préservons l’autonomie décisionnelle du Service des décisions anticipées (le « service des rulings »). Le gouvernement évaluera le fonctionnement du service des rulings et réformera également la procédure de nomination des membres du collège valorisant ainsi davantage l’expertise, ainsi que les conditions de détachement et de développement de carrière du personnel. »
Cette déclaration illustre une volonté de réforme… indispensable. « Car le SDA, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, est un service qui s’est politisé à outrance, où les tensions internes sapent toute efficacité, et où la qualité des décisions est de plus en plus contestée« , lance cette source interne au service.
Du côté du cabinet du ministre des Finances Jan Jambon (N-VA), on confirme le mal-être : « La situation actuelle au sein du service des décisions anticipées découle de querelles personnelles remontant à l’époque de la Vivaldi. Il existe en effet d’importantes divergences de vues entre les membres du collège dont la nomination date du gouvernement précédent. Nous tenons encore une fois à rappeler qu’il s’agit de querelles anciennes et très personnelles. Ce service étant d’une importance capitale, il est hors de question d’en mettre à mal le fonctionnement sous prétexte que certaines personnes ne sont pas en mesure de collaborer entre elles de manière professionnelle. »
Un service miné par les tensions internes
À l’origine, le SDA avait pour vocation d’apporter des réponses claires et anticipées aux contribuables et aux entreprises sur l’application des règles fiscales à leurs situations particulières. Mais aujourd’hui, ce service ne tourne plus rond. Loin de l’unanimité qui prévalait auparavant, les décisions du SDA sont de plus en plus soumises à des votes, « souvent tranchés selon des lignes communautaires« , explique une de nos sources.
Les membres du collège, censés assurer la neutralité et l’expertise du service, sont en réalité profondément divisés. Le recrutement récent de trois membres issus directement de cabinets ministériels a exacerbé ces clivages. Cette politisation a importé au sein du SDA une logique partisane, au détriment de la neutralité technique qui faisait jadis sa force. Certains dossiers bénéficient d’un traitement de faveur, d’autres sont bloqués pour des raisons qui dépassent semble-t-il l’analyse fiscale.
« La conclusion paradoxale que j’en tire est donc qu’une demande visant à sécuriser une opération par le régime des décisions anticipées peut causer plus de dommages si l’on fait appel à ce service. Voilà qui est plutôt interpellant« , explique l’avocat fiscaliste Pierre-François Coppens dans un livre récent intitulé « 60 propositions fiscales pour 2025 ».
Du côté de cabinet des Finances, si on reconnaît qu’une personne clé du collège du SDA, qui « compte nombre de collaborateurs très capables et intègres », « s’est retrouvée à plusieurs reprises en congé de maladie pour une longue durée« , on précise aussi que « ses dossiers ont été pris en charge par ses collègues et donc cela n’a pas eu, ou quasiment pas eu, d’influence sur le délai de traitement des dossiers ni sur le nombre de décisions de ruling prononcées. Les délais de traitement des dossiers ont d’ailleurs baissé en 2024 ; ils ont été historiquement courts« .
Des délais allongés, une impartialité en question ?
Ce n’est pas l’avis des praticiens contactés, pour qui « les conséquences de cette crise interne se font sentir ». Alors qu’un dossier prenait auparavant deux à trois mois pour être traité, il faut aujourd’hui compter quatre à six mois, voire plus pour les cas complexes. Ces lenteurs touchent en particulier les dossiers francophones, dans un contexte où les tensions linguistiques au sein du collège sont exacerbées.
Denis-Emmanuel Philippe, avocat associé au sein du cabinet d’avocats Bloom Law, nuance toutefois le propos : « Le SDA continue à se réunir toutes les semaines et traite à cette occasion environ 30 dossiers. Certains dossiers prennent parfois un certain retard, c’est vrai, mais ce n’est en soi pas anormal quand on voit la piètre qualité de nos lois fiscales. Je viens de recevoir un ruling pour l’un de mes clients à propos d’une structure d’investissement. Je n’ai pas attendu plus de 3 mois. Mon client était ravi« .
Un autre problème majeur est l’intrusion croissante de l’administration centrale dans les décisions du SDA. L’autonomie qui caractérisait ce service est en train de s’éroder, au point que certaines décisions ne peuvent être prises sans l’aval de l’administration centrale. « La subordination évidente de ce Service à l’administration centrale depuis quelques mois a pour effet de freiner complètement toute liberté de raisonnement et d’analyse des agents chargés d’instruire les dossiers », écrit ainsi Pierre-François Coppens. Cette dépendance soulève de sérieuses questions sur la confidentialité et l’indépendance des décisions. De plus en plus d’avocats fiscalistes hésitent désormais à introduire des demandes auprès du SDA, de peur que le service ne soit devenu un outil de contrôle plutôt qu’un garant de la sécurité juridique.
L’imposition de règles extralégales
L’un des dysfonctionnements les plus alarmants du SDA est sa tendance à imposer des conditions extralégales aux entreprises. « Au lieu de se contenter d’appliquer la loi, le service se permet d’inventer de nouvelles exigences qui, dans la pratique, limitent les avantages fiscaux auxquels les contribuables devraient avoir droit« , explique l’expert fiscal.
Un exemple frappant de cette dérive est la fameuse « rule of thumb » (qui concerne les prix de transfert) imposée dans les dossiers de déduction pour revenus nets d’innovation. Cette règle, sortie de nulle part, vient réduire arbitrairement de 33 % les revenus pris en compte dans la déduction, alors qu’elle ne figure dans aucun texte de loi. Pire encore, cette même règle avait été invalidée lors d’un contrôle fiscal, prouvant ainsi son absence de fondement juridique.
Denis-Emmanuel Philippe (avocat fiscaliste chez Bloom Law) tient une nouvelle fois à nuancer : « Le SDA est souvent confronté à des dispositions fiscales de plus en plus vagues et floues. Aussi, il me semble tout à fait naturel que le SDA puisse disposer d’une certaine marge de manœuvre : l’application de la loi fiscale n’est pas une opération mécanique. Dans ce contexte, je ne vois pas de problème à ce que le SDA pose des conditions ou des engagements non expressément prévues par la loi fiscale, sans être nécessairement contraires à celle-ci ».
Un juge au secours du SDA
Certains praticiens tentent donc de défendre le SDA, soulignant que ses fonctionnaires restent accessibles et compétents, et que malgré tout, le service continue à traiter des dossiers chaque semaine. Mais cette vision masque une réalité plus sombre : l’indépendance et l’efficacité du SDA ne sont plus garanties, estiment les experts. « Ce qu’il faut se poser comme question, c’est pourquoi certaines personnes veulent absolument que les décisions se prennent au sein du SDA à l’unanimité ? En fait, ce n’est pas une question de volonté d’assurer un minimum de démocratie interne. Tout au contraire ! Dans les faits, ces personnes assurent par cette obligation de l’unanimité une porte de négociation pour faire passer ‘leurs’ dossiers fortement influencés par du lobby politique et/ou d’entreprises« , explique cette source interne.
Selon Denis-Emmanuel Philippe, « en ces temps troublés où le SDA voit son fonctionnement interne remis en cause et certains de ses rulings contestés par les services centraux de l’administration fiscale, on peut au contraire se féliciter que certains juges fiscaux remettent l’église au milieu du village ». Dans une affaire ayant donné lieu à un jugement du tribunal d’Anvers du 5 juin 2024, les agents taxateurs avaient carrément refusé de tenir compte d’un ruling favorable rendu par le SDA à l’une des sociétés du groupe AllSeas (groupe international bien connu dans le secteur maritime). Selon Denis-Emmanuel Philippe, « il est tout à fait remarquable que le juge fiscal vienne au secours du SDA« …
Une réforme indispensable
« Face à cette situation, la réforme annoncée par le gouvernement est une nécessité absolue. Restaurer l’indépendance du SDA, garantir une procédure de nomination transparente et basée sur l’expertise plutôt que sur l’appartenance politique, et mettre un terme aux ingérences de l’administration centrale sont des impératifs« , explique cet autre expert fiscal. Il en va de la crédibilité du système fiscal belge.
C’est exactement ce que souhaite le cabinet du ministre des Finances : « Le service des décisions anticipées revêt une importance capitale dans le paysage fiscal belge puisqu’il traite notamment de dossiers d’investissements très importants. Nous confirmons que le service du ruling est un service autonome et c’est très important qu’il le reste. L’accord de gouvernement souligne d’ailleurs cette autonomie et souhaite la conserver. La prise de décision se fait donc en toute autonomie mais si le collège ne parvient pas à un consensus, la décision est prise à la majorité. Il est donc tout à fait inexact de dire que les dossiers pour lesquels un consensus n’a pas été atteint au sein du collège sont renvoyés pour avis aux services centraux. Ce service de ruling étant d’une importance capitale, le ministre a donc lancé une procédure de conciliation. L’ensemble des membres du collège s’est engagé à y donner suite et à poursuivre sa mission de façon professionnelle. Une évaluation de cette conciliation est attendue dans les semaines qui viennent. Le ministre souhaite attendre le résultat de cette évaluation mais si la situation ne s’améliore pas, d’autres démarches seront envisagées », conclut le cabinet du ministre.
Se pose une dernière question : les décisions rendues actuellement par le SDA sont-elles légales ? Un arrêté royal de 2002 prévoit en effet la parité. Or, ce n’est plus le cas. En dehors du président asexué linguistiquement, il n’y a plus qu’un néerlandophone, pour trois francophones. Quid de la validité des décisions, dès lors ?
Journaliste François Mathieu
Lire aussi l’ article dans La Libre