Un jugement récent révèle une possibilité d’échapper à la taxation des revenus d’une construction juridique à l’étranger. Mais le fisc a décidé de faire appel.
La justice découvre une brèche dans le dispositif de la taxe Caïman. Un jugement du tribunal de première instance de Bruxelles du 27 novembre, dont L’Écho a pu prendre connaissance, a condamné l’État belge à rembourser le précompte mobilier prélevé à l’occasion du versement de près de 700.000 euros par une société établie aux Bahamas, à une contribuable belge.
Le Trésor devrait ainsi rembourser plus de 335.000 euros de cotisations à l’impôt des personnes physiques et d’accroissements d’impôt. L’État se voit aussi condamné à payer une indemnité de procédure qui, compte tenu de l’importance du litige, atteint 10.500 euros.
Toutefois, « le SPF Finances fera appel du jugement du tribunal de Bruxelles », signale Florence Angelici, porte-parole du service public fédéral des Finances. Reste que, si cette jurisprudence devait se confirmer, elle pourrait porter un coup au dispositif fiscal destiné à empêcher l’évasion fiscale.
Les faits remontent à 2018. À l’époque, la contribuable concernée avait fait l’acquisition d’un bien immobilier à Anvers, pour environ 650.000 euros, et avait entrepris de le faire rénover, pour près de 50.000 euros. Ces montants ont été versés par une société bahaméenne détenue par son père.
Le fisc veut appliquer la taxe Caïman
La contribuable n’a pas mentionné ces paiements dans sa déclaration fiscale et, en 2021, l’Isi (inspection spéciale des impôts), service ayant pour mission de combattre la fraude fiscale grave et organisée, lui a envoyé des avis de rectification visant à taxer ces montants au titre de dividendes de la société exotique, en appliquant des accroissements d’impôt de 50% pour cause de revenus non déclarés. La contribuable a introduit une réclamation en 2022, rapidement rejetée par le fisc. Elle a ensuite porté l’affaire devant la justice.
L’administration fiscale justifie sa décision de taxer l’argent provenant de la société bahaméenne par l’application de l’article 18, alinéa 1ᵉʳ, 3°, du code des impôts sur les revenus (CIR), qui dispose que « les dividendes (taxables à l’impôt des personnes physiques, NDLR) comprennent (…) les sommes (…) attribuées ou mises en paiement par une construction juridique ».
Société détenue par le père de la contribuable
Le fisc justifie d’ailleurs son prélèvement d’impôt en se référant à un arrêté royal de 2015 qui classe parmi les constructions juridiques toute société ayant la forme d’une « international business company » de droit bahaméen. Or, la société concernée dans cette affaire a été constituée sous cette forme juridique.
On est donc en présence d’une société ayant attribué de l’argent à une contribuable dont le père est propriétaire de la société en question, ce qui, aux yeux du fisc, constitue un versement de dividende, ce dernier étant taxable, car émis par une construction juridique visée par la taxe Caïman. L’affaire semblait entendue.
Cependant, en justice, la contribuable a invoqué une autre disposition légale, l’article 17 du CIR, qui dispose que « les revenus des capitaux et biens mobiliers sont tous les produits d’avoirs mobiliers engagés à quelque titre que ce soit ». Un grand principe découle de ce texte: les montants imposables au titre de revenus des capitaux et biens mobiliers sont imposables à charge du titulaire du droit (propriétaire, détenteur, etc.). Or, dans le cas présent, le titulaire est le père de la contribuable: c’est lui qui détient la société basée dans l’archipel des Bahamas.
Implications de cette jurisprudence
« Si la mise en paiement de tels montants au profit d’une personne peut, en fonction des circonstances, laisser présumer que cette personne est elle-même le bénéficiaire économique de la construction juridique ou le détenteur de la participation, telle n’est pas la situation en l’espèce, constate le tribunal bruxellois. C’est au seul père de la demanderesse (la contribuable qui a agi en justice, NDLR) qu’appartient la construction juridique (…). En conclusion, les montants ont été imposés à tort à titre de revenus de capitaux et biens mobiliers à charge de la demanderesse. »
En résumé, pas de détenteur de la structure juridique, pas de revenu mobilier. Et, c’est bien connu, pas de revenu, pas d’impôt!
« On peut déduire de cette jurisprudence qu’une distribution faite par un trust anglo-saxon ou une fondation étrangère à des tiers, qui n’ont pas injecté des capitaux dans la construction juridique et ne détiennent pas de participation dans celle-ci, par exemple les enfants ou la maîtresse du fondateur, ne serait pas taxable comme dividende », analyse Denis-Emmanuel Philippe, avocat associé chez Bloom Law. « Cela contrecarre les plans du législateur. Cette décision va certainement faire parler d’elle. »
À commencer, peut-être, parmi les artisans de la coalition Arizona au Fédéral, qui comptent sur 700 millions d’euros de recettes provenant de l’amélioration de la lutte contre la fraude fiscale et sociale. En attendant, tout comme l’anguille électrique est capable de neutraliser un caïman, certains contribuables pourraient devenir insaisissables comme des anguilles et échapper à la taxe Caïman…
Le résumé
- Une société établie aux Bahamas, détenue par le père d’une contribuable, avait payé un immeuble pour celle-ci.
- Le fisc a taxé ce paiement au titre de dividende d’une construction juridique.
- Mais la contribuable n’est pas la titulaire de la construction juridique, condition pour qualifier le paiement de dividende.
- Le tribunal a condamné l’État à rembourser l’impôt. Le fisc compte faire appel.
Journaliste Philippe Galloy
Lire aussi l’ intv de Denis-Emmanuel Philippe dans L’ Echo