Alors que la Cour constitutionnelle a maintenu, pour le passé, une taxe qu’elle avait annulée, l’État a été condamné par la cour d’appel de Mons à indemniser un justiciable ayant payé la taxe.
La justice rappelle le gouvernement à l’ordre. Un arrêt de la cour d’appel de Mons a condamné l’État belge à indemniser une entreprise qui avait dû payer la « fairness tax », un impôt minimum sur les sociétés, alors même que cette taxe, annulée par la Cour constitutionnelle en 2018, avait vu ses effets maintenus pour les années antérieures.
Selon la cour d’appel de Mons, malgré ce maintien de la taxe pour le passé, la société qui avait dû la payer est en droit d’obtenir des dommages et intérêt parce que le législateur avait commis une faute en adoptant cet impôt contraire à la Constitution.
L’État belge a introduit un recours en cassation contre cette décision de la juridiction montoise, a-t-on appris auprès du service public fédéral des Finances. Mais des fiscalistes estiment que des contribuables pourraient s’engouffrer dans cette brèche pour réclamer un dédommagement lorsque des impôts violant des principes fondamentaux sont prélevés avant d’être finalement annulés.
Cette affaire pourrait aussi contraindre le législateur à accorder une plus grande attention aux mises en garde que le Conseil d’État lui adresse au stade de l’élaboration des lois, en cas de risque de violation de normes supérieures.
Fairness tax
Le 1er mars 2018, la Cour constitutionnelle avait annulé la fairness tax, parce que cet impôt contrevenait à des règles de droit européen et à la Constitution. Mais, « pour tenir compte des difficultés budgétaires et administratives et du contentieux judiciaire qui pourraient découler de l’arrêt d’annulation », la haute juridiction avait maintenu les effets de la taxe pour les années 2013 à 2017.
Cependant, une société qui avait dû payer la fairness tax durant cette période a saisi la justice. Elle a invoqué une responsabilité de l’État belge dans sa fonction de législateur et a demandé une indemnisation en conséquence.
Principes de responsabilité extracontractuelle
Dans un arrêt du 22 septembre 2023, la cour d’appel de Mons fait droit à cette demande: « Il est établi que le préjudice de la société trouve sa cause dans la législation adoptée fautivement par le législateur », constate la cour d’appel. « L’État belge engage, par conséquent, sa responsabilité. » En conséquence, la cour a condamné l’État à payer un peu plus de 100.000 euros de dédommagement à l’entreprise.
Cette affaire pourrait inspirer d’autres contribuables ayant dû supporter un impôt alors que celui-ci a ensuite été annulé, mais sans effet rétroactif. « Sur la base des principes généraux de la responsabilité extracontractuelle, principes qui ont d’ailleurs fondé la décision de la cour d’appel de Mons, les contribuables lésés par le maintien des effets d’une loi jugée inconstitutionnelle pourraient envisager une action en responsabilité contre l’État belge, et plus précisément contre le législateur », estime Baptistin Alaime, avocat associé chez Tuerlinckx Tax Lawyers.
« Ne pas donner des faux espoirs aux contribuables »
Des contribuables pourraient-ils agir sur cette base concernant la taxe sur les comptes-titres? En effet, la première version de cette taxe avait été annulée en 2019 mais sans empêcher son application en 2018: ses effets ayant été maintenus pour cette année-là, en raison de considérations budgétaires et administratives, les contribuables visés avaient dû payer cet impôt pourtant inconstitutionnel.
Denis-Emmanuel Philippe, avocat associé chez Bloom Law, tempère. « Il faut se garder de penser que le contribuable fera toujours mouche lorsqu’il engagera la responsabilité de l’État en pareille situation », avertit-il. « Il ne faut, par exemple, pas donner de faux espoirs aux contribuables désireux de récupérer la taxe sur les comptes-titres sur la base de cette jurisprudence montoise. L’arrêt de la cour d’appel de Mons ne fait pas l’unanimité en jurisprudence. Elle n’est, en effet, pas suivie par la cour d’appel d’Anvers. Et l’arrêt de Mons va à l’encontre de la doctrine majoritaire. »
L’administration fiscale avance d’ailleurs plusieurs arguments à l’encontre de la position de la juridiction montoise. Interrogé à ce sujet, le SPF Finances estime en effet que « le simple renvoi à un constat d’inconstitutionnalité ne suffit pas à établir la faute de l’État-législateur ».
Pas d’exonération de la responsabilité de l’État
« Ensuite, l’arrêt de la cour d’appel de Mons reproche une faute au législateur de la loi annulée par la Cour constitutionnelle, alors qu’il ne reproche rien à cette dernière qui, nonobstant l’annulation de loi, en maintient les effets », avance le fisc. « C’est pourtant bien ce maintien qui fonde légalement les impositions litigieuses présentées par le contribuable comme le dommage subi. » Autrement dit, le dommage ne proviendrait pas de la législation adoptée, mais de son maintien par la Cour constitutionnelle.
« Je comprends la tentation de rejeter la faute sur la Cour constitutionnelle », réagit Baptistin Alaime. « Il faut toutefois savoir que le maintien des effets d’une loi annulée pour des raisons budgétaires est une mesure que la Cour prend justement pour éviter d’acter qu’une loi illégale a produit des effets financiers nécessitant remboursement, ce qui poserait un sérieux problème budgétaire. Il est donc un peu facile, selon moi, de faire porter la responsabilité à la Cour constitutionnelle plutôt qu’au législateur, qui a adopté une loi bancale. »
Le SPF Finances avance un autre argument: « Admettre une action en responsabilité à l’encontre de l’État belge anéantirait, dans le cas d’espèce, l’effet utile de la décision de maintien prononcée par la Cour constitutionnelle, sachant que la loi accorde expressément à cette Cour le pouvoir de maintenir pour le passé les effets de la norme qu’elle annule. »
À ce sujet, la cour d’appel de Mons apporte une réponse inédite, indique Denis-Emmanuel Philippe: « Elle considère, contrairement à la Cour d’appel d’Anvers, que le maintien des effets prononcé par la Cour constitutionnelle n’exonère pas l’État de sa responsabilité pour le fait d’avoir adopté ces dispositions annulées, quand bien même leurs effets pour le passé ont été maintenus pour des raisons budgétaires. »
De quoi inciter le législateur à suivre le Conseil d’État?
Les contribuables seraient donc bien en droit d’invoquer une faute du législateur malgré un maintien, pour le passé, des effets d’une loi annulée. Les fiscalistes interrogés estiment que si le Conseil d’État, dont la section de législation se prononce sur les projets de loi avant leur adoption, avait averti le gouvernement d’un problème de conformité à des normes supérieures, la responsabilité de l’État pourrait être plus facile à démontrer. « La non-prise en compte par le législateur d’un avertissement du Conseil d’État est de nature à intervenir pour apprécier plus sévèrement l’existence d’une faute éventuelle du législateur », estime Me Philippe.
« La probabilité de succès d’une action dépendrait notamment des contradictions déjà relevées par l’avis du Conseil d’État », confirme Me Alaime. « Il n’est évidemment pas possible d’affirmer que le contribuable obtiendrait automatiquement gain de cause du seul fait que certaines contrariétés auraient été soulevées par le Conseil d’État. Cela constitue néanmoins une base solide pour défendre sa position. Tout dépend, bien sûr, du cas d’espèce et de la gravité de l’incompatibilité avec les principes constitutionnels ou européens, tels que la liberté d’établissement. »
Ce nouveau risque qui plane sur d’éventuels impôts mal ficelés pourrait, en tout cas, inciter le gouvernement à écarter moins facilement les critiques de la section de législation du Conseil d’État. « Cette jurisprudence devrait faire réfléchir davantage notre législateur avant d’adopter formellement un projet de loi fiscale par rapport auquel le Conseil d’État aurait expressément émis des doutes, objections ou critiques quant à sa constitutionnalité », souligne Denis-Emmanuel Philippe.
En effet, « si l’adoption de textes instaurant des taxes fortement contestées par le Conseil d’État, souvent rédigés à la hâte et en méconnaissance des remarques de ce dernier, venait à se généraliser, les recours en justice se multiplieraient, d’autant plus si la jurisprudence venait à se préciser », avertit Baptistin Alaime. Voilà l’exécutif fédéral prévenu. Reste à voir quelle position la Cour de cassation adoptera dans ce dossier.
Le résumé
- L’État doit indemniser une société ayant subi une taxe annulée, a jugé la cour d’appel de Mons.
- Tout en annulant cet impôt, la Cour constitutionnelle en avait maintenu les effets pour les années antérieures.
- L’État belge va en cassation contre l’arrêt de Mons.
- L’affaire pourrait inciter des contribuables à agir en justice. Le gouvernement pourrait devoir être plus attentif aux éventuelles critiques du Conseil d’État.
Journaliste Philippe Galloy
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